Madame Bovary, c’est moi.
C’est
assurément la citation la plus célèbre de Flaubert : « Madame Bovary, c’est
moi. »
Or,
cette phrase, Flaubert ne l’a jamais écrite.
Du
moins, on ne la trouve dans aucun de ses textes actuellement connus, ni dans
une lettre, ni dans un carnet de notes ni dans le dossier de genèse de Madame
Bovary.
Flaubert
aurait dit cette phrase. Une parole prononcée est invérifiable. On lui
accorderait quelque crédit si elle émanait de témoins fiables, par exemple
Louise Colet dans ses Mementos, Maupassant, Zola, ou même Du Camp, toujours un
peu suspect aux yeux des flaubertiens, ou encore les frères Goncourt,
considérés comme médisants, mais crédibles quand ils rapportent des discours de
Flaubert.
Si
l’énoncé « Madame Bovary, c’est moi » est à ce point sujet à suspicion
légitime, c’est d’abord en raison de la chaîne de transmission. Deux
intermédiaires, dont une personne inconnue, se sont relayées entre Flaubert et
celui qui consigne cette phrase par écrit, René Descharmes, dans sa thèse
Flaubert. Sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, parue chez Ferroud en
1909. En voici le texte :
« Une
personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de
Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier
d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très
nettement, et plusieurs fois répété : « Mme Bovary, c’est moi ! — D’après moi »
(p. 103).
La
personne qui a servi de maillon intermédiaire entre Amélie Bosquet et René
Descharmes n’est pas nommée. Descharmes préserve son anonymat parce qu’elle est
encore en vie et qu’elle entretenait des relations « intimes » avec la
correspondante de Flaubert. Une note manuscrite de Descharmes, conservée à la
Bibliothèque nationale de France, donne l’identité de cette personne : il
s’agit de M. E. de Launay qui habitait au 31 rue Bellechasse à Paris (BnF,
N.A.F., 23.839, f° 342). De ce M. de Launay, on ne sait rien. Mais cette note
d’identification prouve que Descharmes n’a pas inventé la citation. Si elle
était sortie de son imagination, il n’aurait pas éprouvé le besoin de noter par
écrit le nom d’un informateur. Par ailleurs, il aurait donné à la citation
inventée une place éminente dans sa thèse, alors qu’il se contente de la citer
en note, montrant ainsi qu’il n’accorde à ce témoignage qu’une importance
secondaire. En bon universitaire sérieux, il ne la commente pas, se gardant de
fonder aucune interprétation sur une base dont il ne cache pas la fragilité.
Outre
le peu de notoriété des témoins, un autre facteur rend fragile la transmission
: la durée qui s’est écoulée entre le moment où Flaubert aurait dit cette
phrase et la date à laquelle Descharmes la recueille. « Me racontait
dernièrement », écrit Descharmes en 1909. Amélie Bosquet est décédée en 1904.
Flaubert et elle se sont connus en 1859, et ils se sont brouillés dix ans plus
tard, après la publication de L’Éducation sentimentale. René Descharmes
rapporte donc un souvenir vieux d’au moins quarante ans.
La
postérité n’a retenu que la première partie de la citation, en négligeant la
suite : « D’après moi ». Cette locution peut avoir plusieurs sens : selon moi
ou à mon avis ; en me prenant pour modèle (comme dans l’expression d’après
nature), ou encore « librement inspiré de », par exemple lorsqu’un adaptateur
prend ses distances avec la lettre d’un texte en prévenant le lecteur ou le
spectateur : œuvre d’après tel auteur.
Même
si on ne tient pas compte de cette précaution oratoire qui introduit une marge
d’incertitude dans l’identification entre l’auteur et le personnage, la
déclaration de Flaubert ne s’accorde pas avec ce qu’il dit de son roman et de
son personnage éponyme dans ses lettres.
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