Léon
Dupuis (premier amant platonique) a été élevé par des femmes, mère veuve,
tantes, etc. Il a fait de vagues études littéraires, puis un peu de droit,
entre-temps un peu de musique. Il est faible, mou, paresseux et se croit rêveur
par suite de ses lectures. Il vit dans l’attente d’un séjour de deux ans à
Paris, qu’il considère à l’avance comme le seul temps délicieux de sa vie. Il a
de petites passions très légères et superficielles qui ne sont guère que des
appétits, et peu impérieux, de jeunesse. Par-dessous une grande prudence de
paysan, dégrossi seulement depuis deux générations. Il est destiné aux
grisettes de la rive gauche, aux amours facilement rompues et peu coûteuses, et
ensuite au mariage avec une demi-paysanne ayant du bien. S’il rencontre une
femme passionnée qui s’éprenne de lui, il faudra qu’elle fasse sa conquête ;
car sa prudence prend dans le monde la forme de la timidité, et il a une
terreur vague des grandes passions qui mettent beaucoup de tumulte dans la vie,
trop faible du reste pour ne pas se laisser aller, et comme trainer à la
remorque par une passion de ce genre qui aura cru trouver en lui son objet.
George Sand a rencontré dans sa vie beaucoup d’hommes de cette espèce, et les a
peints très souvent, en les poétisant à sa manière. Flaubert peint celui-ci
sobrement, nettement, sans auréole, même pâle. Il est la platitude même avec
quelque élégance physique. Il sera un notaire exact, timide, assez circonspect
et obséquieux. Il ne racontera jamais sa belle aventure de jeunesse, ayant peu
de vanité, aimant à oublier cette histoire comme une affaire où il y eut des
tracas et finissant par l’oublier en effet.
Rodolphe
Boulanger (second amant) est le même homme, mais vigoureux, sanguin et
entreprenant, ce qui ne veut pas dire audacieux. C’est un paysan ; il a été
élevé sur sa terre de la Huchette, courant, chassant, buvant l’air, fouettant
ses chiens, fouettant ses chevaux, pinçant les filles, tapant sur l’épaule des
fermiers. Il est avare et prudent, comme tous les paysans. Il a un peu de
vanité, l’amour-propre du bel homme haut et fort. Il fait rouler ses épaules.
Il aime porter des bagues, des chaînes de montre éclatantes et des épingles de
cravate qui se voient de loin. Il a eu des maîtresses à la ville, point dans
les châteaux du voisinage, parce que cela est dangereux et assujettissant. Il
trouve Emma de son goût, surtout commode, avec un mari assurément aveugle et
toujours absent. Rien à craindre, même dans l’avenir. On peut s’embarquer. Cela
peut durer dix ans et cesser par relâchement progressif. L’affaire est bonne.
Il n’a pas prévu le coup de tête d’Emma, voulant briser toutes ses attaches et
s’enfuir avec lui. Aucune femme mariée du voisinage ne lui a donné l’idée qu’on
put agir ainsi. Il n’y songe pas, parce qu’il ne peut pas y songer. S’il y
pensait, il ne tenterait probablement pas l’aventure. N’y pensant pas, il donne
l’assaut, sans excitation intérieure, très calme au fond, et, par conséquent,
pouvant être très chaleureux dans la déclamation banale de ses déclarations et
de ses instances. Après la rupture il se sentira surtout soulagé et délivré ;
il reverra Emma sans trouble, sans pitié aussi, dans sa conviction secrète que
c’est elle qui lui doit de la gratitude, sans animosité, non plus, mais avec un
peu d’humeur à voir reparaître sous sa forme désobligeante une affaire que l’on
croyait enterrée. Il ne se mariera pas, ou très tard, aux rhumatismes. Il est
né vieux garçon jouisseur. Il fera des allusions assez fréquentes à son
aventure, parce qu’elle flatte sa vanité.
Le
père Rouault (le père d’Emma Bovary) est le père des personnages précédents. Du
paysan proprement dit au bourgeois fils de paysans, il est la seconde
génération, la génération intermédiaire. C’est le paysan riche, aimant ses
aises, aimant la bonne chère et les petits verres, avare encore, mais déjà
moins, plus capable de réussir par bonnes affaires que par vigilance, épargne
et labeur continus, madré et retors, homme des foires et marchés et y faisant de
bons coups de commerce. S’il avait un fils paresseux, ce serait Rodolphe ou
Lucien. S’il avait un fils actif, ce serait Lheureux ou le notaire Guillaumin.
Il est bon encore, a quelques sentiments louables, et ce sont les sentiments de
famille. Il a aimé sa femme et pleure à se souvenir du temps où il l’avait et
du temps où il l’a perdue. Il aime sa fille, très fort, et sa rude douleur est
violente et profonde quand il la perd. Il regarde son souvenir comme sacré : «
Bovary, quoique ça, vous recevrez toujours votre dinde. » Trait comique, qui
est touchant. Le paysan qui fait un cadeau à son gendre devenu veuf, a un coin
du cœur très délicat. Il a l’idée que la mort ne détruit pas un lien, mais le
consacre. Quelques plaintes : on est mal servi et l’on est seul. On sait que
les affaires des enfants vont bien, on s’est informé et l’on a su qu’il y avait
deux animaux dans l’écurie. On voudrait bien connaître la fillette, qu’on n’a
pas vue encore. On a fait planter un prunier à son intention, pour lui faire
des compotes et personne autre qu’elle n’aura rien de ce qu’il donnera. C’est
tout ; c’est une merveille de vérité et de style approprié à la personne qui
parle. Le père Rouault, avec ses travers, est le personnage sensé, honnête,
droit et bon de toute cette histoire. Il fait honte, sans y songer, à tous ces
demi-bourgeois qui sortent de lui. Il fait qu’on se dit que les bourgeois sont
des paysans dégradés. Sauf exception, et ce sont ces exceptions qui produisent
l’élite en deux ou trois générations, c’est un peu la vérité.
L’abbé
Bournisien est encore bien attrapé. Borné, vulgaire, dévoué, sans intelligence,
épais, carré et lourd ; on sent qu’il est un fils de paysan entré dans les
ordres sans savoir même ce que c’est qu’une pensée, et qui fait son métier
depuis trente ans, fidèlement, consciencieusement, laborieusement, comme un
métier manuel. Tout ce qui est d’ordre spirituel dans ses propos est leçon
apprise et mal récitée, parce qu’on commence à ne plus la savoir. Le maniement
d’une âme, même peu compliquée, lui est chose complètement inconnue, où il
n’est même pas gauche, mais devant quoi il s’arrête comme hébété, écarquillant
les yeux, et en une par faite incapacité de commencer même à comprendre. Lui
non plus n’est pas un type. Il est un homme qu’on a vu, et, simplement, à qui
quelques autres ressemblent. Il inspire des réflexions qui sont justes et qui
sont utiles. On se dit qu’il ne faut pas tout à fait croire qu’un bon naturel
et une profonde honnêteté suffisent comme vocation de professeur de morale, qu’un
certain degré d’intelligence y est nécessaire, et qu’un moraliste un peu rude,
point raffiné, dur même et de rigoureuse décision sacerdotale, mais qui
comprendrait au moins sommairement les états d’âme, serait nécessaire même à
Yonville. L’abbé Bournisien est une des pensées du livre. Il y circule comme un
personnage absolument inutile, pour que l’on fasse cette réflexion que ce qui
manque à toutes ces petites gens de petite ville, c’est d’abord le sens commun
et un peu le sens moral, mais ensuite un homme qui saurait les y rappeler, leur
en communiquer un peu, au moins leur en donner l’idée par l’influence d’une
supériorité, non seulement morale, mais intellectuelle. Et cela n’est pas une
attaque, comme on l’a cru, c’est un avertissement, et il n’y a aucune raison
pour qu’on ne puisse pas le considérer comme tel.
Homais,
le pharmacien, est un prodige de vérité. Autant qu’Emma, il est né immortel. Il
représente la bêtise vaniteuse du petit bourgeois français. Bêtise développée
par une demi-instruction et cultivée par la vanité. Vanité développée par le
sentiment toujours présent d’une légère supériorité d’éducation sur les
personnes environnantes. Son trait essentiel est la certitude, il est toujours
certain. Il est toujours affirmatif. Il ne doute d’aucune idée qui lui vient.
Il l’admire toujours et est frappé de ce qu’elle contient de juste, de
pratique, de salutaire et de distingué. Par suite il est agressif sans
méchanceté. Il n’est pas méchant du tout, serviable même, obligeant, multiplie
en menus services rendus, à quoi sa vanité trouve son compte, son importance
s’en accroissant. Il a le sentiment des devoirs que sa supériorité
intellectuelle lui impose à l’égard des êtres intérieurs, et ne se dissimule
pas que le sort de la petite vile qu’il habite roule sur lui. Mais il est
agressif par suite de son amour-propre qui est froissé par les résistances ou
par l’idée de la résistance. Le fait de ne pas penser comme lui ou de ne pas
entièrement se laisser diriger par lui, l’offense et le blesse profondément, et
il s’irrite alors contre l’obstacle, même inerte. « Préjugé, routine, torpeur,
bêtise enracinée et indéracinable ! » Il y a de quoi se fâcher. Il serait si
facile de te prendre pour guide et de le garder comme tel ! Il s’irrite surtout
contre l’Église et la religion. Ce n’est pas impatience d’une contrainte,
puisqu’il n’est aucunement vicieux ; c’est sentiment d’une rivalité. La
religion a la prétention de gouverner les âmes. De quel droit ? La direction
des âmes, des esprits, des cœurs, doit appartenir à la science. La science,
c’est M. Homais. La religion empiète sur les droits naturels et acquis de M.
Homais. Cela n’est guère supportable. Aussi sa combativité, vive ailleurs, mais
intermittente, est véhémente ici et implacable et continue. Le cléricalisme,
c’est l’ennemi ; c’est plus : c’est la concurrence. Non pas que M. Homais n’ait
pas de religion. Il a un Dieu ; c’est « le Dieu de Socrate, de Franklin, de
Voltaire, de Béranger et de la confession du Vicaire savoyard. » Mais la
religion officielle est son ennemie, en cela qu’elle est un obstacle à tout
progrès et à la domination intellectuelle de M. Homais sur les masses. Elle
fait obstacle aux lumières dont M. Homais est le dépositaire et le propagateur.
Elle l’empêche quelque peu d’accomplir sa haute mission. Elle n’est pas sans
nuire aussi, par la doctrine des miracles, au commerce de la pharmacie.
M.
Homais n’est pas seulement un savant. Il a des lettres et des goûts
artistiques. Il a appelé une de ses filles Athalie ; car Athalie est un chef-d’œuvre,
encore que les idées et tendances en soient dangereuses ; mais il faut
pardonner aux fautes du génie. Il ne déteste pas prendre quelques-uns des airs
et manières des artistes de Paris et de semer ses discours, généralement
didactiques, de locutions pittoresques en usage dans les ateliers. C’est que M.
Homais n’est pas un « type ». Le type exigerait un langage toujours pompeux,
doctoral, académique, et formé de vocables inintelligibles à M. Homais. Mais M.
Homais est un homme vrai, vivant, et qui, par conséquent, a certains traits qui
lui sont tout particuliers et personnels. Son Importance M. Homais a en elle un
élément de légèreté aimable et fringante, qui pour appartenir plutôt au
commis-voyageur qu’au pharmacien de première classe, ne le rend que plus
sympathique, et s’il sait prendre et garder une attitude grave quand il
endoctrine, il ne laisse pas de pirouetter sur son talent à certaines heures.
Une
seule personne dans tout son entourage lui impose un peu. C’est Mme Bovary. Il
n’a pas l’idée insolite qu’elle puisse lui être supérieure ; mais il la sent
son égale. Il comprend qu’elle a des sentiments et des idées très distingués.
Ce n’est pas une Mme Homais. Si M. Homais n’était pas très honnête homme, voué,
du reste, aux grandes préoccupations scientifiques et sociales, il courtiserait
Mme Bovary. Mais il la respecte, avec un sentiment confus d’admiration. Il ne
discute jamais avec elle. Il la voit dans une crise religieuse assez longue,
sans combattre une défaillance qu’il déplore. Ce n’est que quand la crise est
passée, qu’il se permet de lui dire avec un bon sourire : « Vous donniez un peu
dans la calotte ! » Homais est galant homme, respectueux des personnes du sexe,
et assez intelligent pour distinguer les âmes d’élite, sur lesquelles il ne voudra
jamais exercer qu’une douce influence, d’égal à égal.
Charles
Bovary est, plus qu’Emma, le triomphe, du talent de l’auteur. Car il s’agissait
de peindre un personnage nul et de lui donner une individualité et de le faire
et de le maintenir vivant. Et Flaubert y a réussi. C’est admirable. Bovary est
la nullité, et en cela il est un « type » un peu plus que les autres
personnages du roman, étant représentatif de l’immense majorité des gens de sa
classe sociale ; mais encore il a des traits fort individuels qui lui donnent
sa précision et son relief. C’est l’être passif, qui n’est exactement rien par
lui-même, qui est modelé par ses entours comme l’eau prend la forme de ce qui
la contient. Son intelligence est nulle, sa volonté nulle, son imagination nulle.
Il n’a jamais ni pensé, ni rêvé, ni voulu. Ses pensées seront celles des
autres, ses rêveries celles qu’on lui inspirera, ses volontés celles qu’on aura
pour lui. Il est essentiellement exécutif. Sa sensibilité même, remarquez-le,
existe et est assez profonde, mais elle prend le caractère que l’on veut
qu’elle ait. C’est une sensibilité abondante et amorphe. Il aime profondément
sa femme ; mais il l’aime comme elle veut être aimée. Il l’a aimée d’une.
passion sensuelle tant quelle s’y est prêté ; il l’aime d’une adoration
respectueuse et qui se tient à distance quand elle en a décidé ainsi, et cela
sans paraître avoir souffert du changement. Il aime sa fille, et, selon ce que
veut sa femme, ou il la caresse avec passion ou il la renvoie. C’est un être absolument
passif qui a besoin d’une main qui le mène, pour agir, pour penser, et, en
vérité, même pour sentir. Il a été marié une première fois par sa mère ; il se
marie une seconde fois lui-même, dans une manière d’entraînement et parce qu’il
aime ; mais aussi par habitude. Il s’est accoutumé d’aller à la ferme du père
Rouault. Il s’est accoutumé de regarder Emma. Il en vient, invité, poussé
doucement, endigué par le père Rouault, à lui dire : « Maître Rouault, je
voudrais bien vous dire quelque chose. » Il n’en dit pas plus, il n’en a jamais
dit plus. Emma lui a été accordée avant qu’il la demandât. « Maître Rouault, je
voudrais vous dire quelque chose », ceci est le seul acte d’initiative de la
vie de Charles Bovary.
Bovary
a les plaisirs et les peines, sourde, confus et profonds, du végétal paisible
qui boit l’air, la lumière, l’eau et les sucs du sol. Ses mouvements sont
lents, sa vie douce, languissante et minutieuse, son inintelligence absolue de
tout ce qui l’entoure. Il vivra mollement, en une espèce de torpeur et de
demi-sommeil continuels, vaguement satisfait de vivre, n’ayant pas de
sensations particulières, et le fait de vivre étant sa seule sensation,
jusqu’au jour ou une blessure profonde, dont il souffrit atrocement d’abord,
sourdement ensuite, et par où s’écoulera goutte à goutte, incessamment, toute
sa sève, l’inclinera vers la terre et l’y couchera enfin comme desséché. Mais
ce végétal a sa physionomie. C’est une plante grasse, au dessin mou, aux formes
lâches et floues, une plante amorphe. Ses gros pieds, ses grosses mains, mal
attachés, son dos rond et « tranquille », ses épaules lourdes, sa figure ronde,
sans modelé, son front bas, sa physionomie « raisonnable et embarrassée »
donnent l’idée d’un être que les eaux de la vie pousseront et rouleront d’un
cours tranquille, feront glisser le plus souvent sans heurt et sans bruit,
masse visqueuse, quelquefois froisseront et déchireront aux aspérité de quelque
roc, toujours sans cri et sans plainte, si ce n’est sourde et étouffée. Nos
numerus sumus. Il est ! e nombre et l’innombrable. Il est l’un de ces milliers
et milliers d’êtres qui ont cette destinée de traverser la vie, je ne dis pas
sans la comprendre, ce qui est le sort de tous, mais sans commencer même à en
comprendre un mot, sans se rendre compte du petit coin même où la naissance les
a fait végéter, sans voir d’ensemble, même un peu, leur propre vie, leur propre
existence, sans pouvoir porter leur regard au-delà du jour et de l’heure qui
passe. Ils vivent pourtant, et c’est miracle. C’est qu’ils trouvent qui les
porte. C’est l’institution sociale qui les place en un poste assigné ou ils
n’ont à faire, par respect et par instinct d’imitation, que ce qu’ont fait ceux
qui les ont précédés ou ce que font ceux qui sont en des postes semblables. C’est
une femme, mère ou épouse, qui veut pour eux et pense ou plutôt a quelque
instinct de vigilance pour eux. C’est un ami, un M. Homais, qui leur fait faire
une sottise quelquefois, des choses à peu près sensées et suffisamment suivies
tous les jours. Ils peuvent ainsi aller jusqu’à une mort tardive. S’ils tombent
sous la domination d’un esprit déséquilibré, ils auront l’apparence d’être
déséquilibrés eux-mêmes, et de chute en chute, rapidement, tomberont écrasés
sous le poids de la vie qu’ils sont impuissants à soutenir.
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